« Renseignement et terrorisme »

Informations 09 décembre 2016

Discours inaugural prononcé par M. Louis Gautier le 9 décembre 2016 devant les sessions IHEDN-INHESJ. Paris

  • Sécurité

Madame la directrice de l’INHESJ, Hélène CAZAUX-CHARLES,

Monsieur le préfet, directeur adjoint de l’IHEDN, Joël BOUCHITE,

Monsieur l’ingénieur général de l’armement, directeur adjoint de l’IHEDN, Daniel Argenson,

Mme et MM. les auditeurs,

Les questions relatives au renseignement sont souvent sujettes à controverse. L’édition du Monde du 7 décembre 2016 livre de nouvelles révélations, trois ans après l’éclatement de l’affaire SNOWDEN, sur l’espionnage pratiqué par la NSA et son homologue britannique le GCHQ à partir d’interceptions effectuées en plein vol. Elément essentiel de tout dispositif de sécurité nationale, le renseignement, qui peut sous certaines conditions s’affranchir des règles qui protègent la vie privée, est en bloc soupçonné de menacer les droits fondamentaux des citoyens.

La complexité des techniques de renseignement utilisées par les services, et l’opacité dans laquelle ces services évoluent par nécessité font craindre qu’ils n’échappent à tout contrôle, le contrôle hiérarchique comme le contrôle a priori ou a posteriori établis par le législateur, pour vérifier qu’ils n’outrepassent pas leur rôle et qu’ils respectent les conditions posées à l’exécution de leur mission.

Cette inquiétude a été sans doute plus forte en France que dans d’autres démocraties occidentales, en raison d’une histoire marquée par des crises politiques liées aux errements passés des services de renseignement – affaire Dreyfus, affaire des fiches, affaire Ben Barka, affaires des plombiers du Canard enchaîné, affaire Greenpeace pour égrener certains scandales parmi les plus notables.

Le renseignement avait traditionnellement mauvaise presse. Il était associé à une image barbouzarde et rencontrait un fort discrédit, à l’inverse des services britanniques, auréolés de leur rôle durant les deux guerres mondiales et capables d’attirer à eux l’élite de la fonction publique.

Cette méfiance s’est traduite par une segmentation des tâches et une multiplication des services, visant à permettre un meilleur contrôle de la fonction de renseignement (DGSE, DGSI, DRM, DRSD, Tracfin, DNRED, DRPP, SRT). On retrouve trace de cet héritage dans l’organisation actuelle de nos services, malgré un mouvement récent de concentration, conduisant notamment à la suppression des 2e bureaux d’armée, fusionnés dans la DRM, ou à la suppression des RG fondus dans la DCRI devenue ensuite DGSI.

La méfiance de la classe politique et de l’opinion à l’égard du renseignement a été surmontée au cours des 25 dernières années.

Son rôle dans la lutte contre le terrorisme y a puissamment contribué. Cette reconnaissance récente du caractère indispensable du renseignement pour notre sécurité nationale s’est effectuée en trois étapes. Le mouvement repose autant sur le constat d’une nécessité opérationnelle que sur une conversion culturelle.

La gauche française, rétive à l’égard des services et échaudée par des affaires comme celle du Rainbow Warrior, s’est réconciliée dans l’exercice du pouvoir avec le renseignement. La Guerre du Golfe a provoqué une prise de conscience des défauts des capacités techniques de notre appareil de renseignement, et des faiblesses de notre organisation, grâce notamment à l’action de Pierre Joxe et de Rémy Pautrat.

Les Livres blancs de 2008 et 2013 ont établi une doctrine de défense et de sécurité nationale qui, pour la première fois, reconnaît pleinement la place du renseignement, cherche à améliorer la performance du système et la cohésion entre ses nombreux acteurs, avec la création d’un Coordonnateur national et d’une Académie du renseignement. Le dernier Livre blanc de 2013, qui consacre un long développement à la fonction d’anticipation, confirme la priorité pour la France de disposer d’une capacité autonome de recueil et de traitement du renseignement. A une époque où l’interdépendance des moyens est devenue la norme entre alliés, le pouvoir de décision et de contrôle procède plus encore de la capacité de collecter et de traiter au plan national l’information. Cela suppose des moyens diversifiés, joignant le renseignement humain au renseignement électromagnétique – issu notamment de la captation de communications électroniques ou téléphoniques – et au renseignement dit « image » – provenant de la photographie aérienne ou de l’observation par satellite.

Le troisième facteur découle de l’intensification de la lutte contre le terrorisme islamiste, depuis 2001 et surtout depuis 2012. Celle-ci s’est traduite par un éventail de décisions concernant notamment la fonction de protection et d’intervention, l’évolution de la législation antiterroriste, le renforcement des effectifs dans l’armée, la police et la justice, et le réengagement des forces armées sur le territoire. Mais elle a conduit de façon spectaculaire à des évolutions du cadre d’emploi des services, à accorder davantage de moyens, enfin à renforcer leur coordination, à l’intérieur de deux « cercles » et à l’articulation entre ces deux cercles.

Six services de renseignement constituent le « premier cercle ». Chacun d’eux est constitué autour d’un cœur de métier avec des missions spécifiques mais complémentaires. Ils exercent leurs missions sous des tutelles ministérielles distinctes – La Défense, l’Intérieur, mais aussi l’Economie. Cette dispersion est à la fois un héritage d’une division des tâches qui facilite la spécialisation et le contrôle, mais aussi le témoignage de la transversalité des enjeux de renseignement.

  • La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) veille à la préservation de nos intérêts à l’étranger et à la protection du territoire national contre les menaces venues de l’extérieur.
  • La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est compétente sur le territoire national. Elle est à la fois service de renseignement et de police judiciaire notamment en matière de lutte contre le terrorisme.
  • La Direction du renseignement militaire (DRM) fournit pour sa part du renseignement aux forces en opérations et informe les décisions des autorités politiques et militaires.
  • La Direction du renseignement de la sécurité et de la défense (DRSD), qui a remplacé en octobre dernier la DPSD, oriente son action vers la surveillance et la protection des personnels et des entreprises agissant dans le secteur de la défense.
  • Sur le terrain économique, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRE) s’implique dans la détection des fraudes, cependant que Tracfin, à travers la lutte contre les circuits financiers parallèles et le blanchiment d’argent, joue un rôle important pour tarir le financement du terrorisme.

A ces acteurs s’ajoute un « second cercle » d’organismes qui peuvent avoir accès à des techniques de renseignement – la DRPP et le SRCT, ou la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie. L’enjeu de la détection de la radicalisation en milieu carcéral a aussi amené le ministère de la justice à annoncer la création d’un service de renseignement pénitentiaire, incorporé à ce second cercle.

Cette répartition de la fonction renseignement obéit à une coupure nette, juridique et opérationnelle, entre des actions clandestines conduites à l’intérieur du pays, qui sont fortement contrôlées, et les actions conduites à l’extérieur où la seule règle est le “pas vu pas pris”. Elle répond à une logique de spécialisation selon les finalités recherchées. L’inconvénient de ce découpage apparaît cependant à une époque où il n’y plus de solution de continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, et où la logique de coopération internationale s’impose à tous les services.

Le rôle du SGDSN se situe d’abord au niveau stratégique, même si ponctuellement il peut se voir confier des missions d’appui logistique et administratif des fonctions opérationnelles.

Ayant accès à la plupart des sources de renseignement, nous livrons périodiquement aux autorités politiques une évaluation de la menace qui nourrit par exemple les postures Vigipirate.

Les directions du SGDSN procèdent aussi sur la base de nos informations à un audit permanent des dispositifs de sécurité, afin de contrôler leur efficacité et de les adapter aux mutations d’une menace évolutive.

Le travail de réflexion mené par le SGDSN éclaire les politiques publiques en anticipant certaines problématiques, à l’image de celle des revenants. Deux plans d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PLAT puis PART) ont été présentés, en 2014 puis en mai 2016, qui portent sur tous les aspects de la réponse à la menace – détection et prévention de la radicalisation, production d’un contre-discours, surveillance, lutte active contre le terrorisme dans ses sanctuaires et sur le territoire, enfin réaction en cas d’attaque et gestion des crises.

Outre ce rôle d’aide à la décision et d’audit, le SGDSN s’est vu rattacher administrativement cette année le Groupement interministériel de contrôle, qui réalise les interceptions de sécurité et le recueil des données de connexion à la demande des services de renseignement.

La crise de sécurité nationale qui s’est déclenchée en 2015 constitue une mise à l’épreuve inédite pour notre communauté de renseignement.

Pour prendre la pleine mesure des défis que doivent affronter nos services de renseignement, il importe d’avoir à l’esprit la nouveauté de la menace que nous affrontons.

Le terrorisme n’est certes pas chose nouvelle en France – que l’on songe aux actions de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, aux violences d’Action directe dans les années 1980, ou à l’épopée sanglante de Khaled KELKAL en 1995.

A chaque décennie, notre pays a été visé par des organisations terroristes enracinées au Proche Orient ou au Moyen Orient. La menace actuelle marque cependant une rupture par rapport à ces exemples historiques.

La menace est à la fois endogène et exogène. L’affaire Mohamed MERAH, en 2012, relevait encore de problématiques de sécurité intérieure. La séquence terroriste des années 2015 et 2016 associe une dimension interne et une dimension internationale, dans ce qui constitue la première crise de sécurité nationale que la France ait dû affronter depuis cinquante ans. Les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre l’attestent, par leur contexte et les conditions de leur préparation : des individus prêtant allégeance à des organisations terroristes ramifiées sur plusieurs continents, al Qaïda et l’Etat islamique, ont frappé Paris au cours d’attaques parfois organisées depuis l’étranger.

Ces attentats furent évoqués en Conseil de défense : les pouvoirs publics ont d’emblée perçu que la réponse ne pouvait se situer sur le seul terrain policier ou le seul territoire national. Nos opérations extérieures, en Syrie ou au Sahel, participent de fait de la même lutte que les opérations antiterroristes menées dans nos frontières.

La séquence terroriste de ces deux dernières années se singularise aussi par sa violence, et par le fait qu’elle n’a pas directement de visée politique. Sa logique morbide n’est pas celle des exactions perpétrées par des groupes militants d’extrême gauche ou d’extrême droite, ni celle des attaques commanditées autrefois par des Etats hors la loi comme la Libye, ou des attentats pro-iraniens des années 1980. Dans la guerre qu’a entreprise le djihadisme contre les sociétés démocratiques, et qui est en bonne partie une guerre morale et idéologique, l’attentat est en quelque sorte une fin en soi. Il s’agit de perturber le fonctionnement d’une société, de la déstabiliser et de sidérer la population. Le philosophe Bernard Manin a évoqué « l’impact amplifié », dans le domaine psychologique, des attaques terroristes. La violence des actes et des procédés renforce cet impact, avec l’usage d’armes de guerre, comme ce fut le cas au Bataclan, ou d’explosifs, comme à Bruxelles en mars 2016. Cette menace n’est pas maîtrisable sous la forme d’un dialogue minimal entre adversaires, elle ne connaît ni escalade ni répit. Elle est éradiquée ou elle se reproduit.

Cette crise de sécurité nationale revêt, en outre, une gravité et une ampleur particulières. Nous sommes confrontés, tout d’abord, à des combattants aguerris par la fréquentation des théâtres de guerre syro-irakiens, où ils ont pu traverser un processus « d’ensauvagement », suivant le terme employé par Thérèse Delpech pour décrire l’effet des guerres modernes sur les comportements. Medhi NEMMOUCHE, auteur d’un attentat contre un musée juif en Belgique, offre l’exemple d’un tel parcours. En avril 2016, on estimait que plus de 2000 personnes étaient impliquées dans les filières terroristes syro-irakiennes. 635 Français ou résidents étaient recensés comme se trouvant en Syrie ou en Irak ; environ 200 étaient présumés avoir trouvé la mort dans cette zone de conflit ; enfin, près de 300 en étaient revenus. Ces derniers pouvaient, à leur retour, entrer en contact avec des cellules dormantes sur le territoire national. Des individus liés à d’anciens réseaux terroristes peuvent aussi passer à l’acte de leur propre initiative, comme ce fut le cas des frères KOUACHI et de COULIBALY en 2015.

La problématique des « revenants » n’est qu’une des dimensions de la menace. Le passage à l’acte peut être facilité par l’efficacité des moyens de propagande utilisés pour diffuser une idéologie radicale et une vision eschatologique qui prétendent donner leur sens aux attentats.

Ainsi peuvent subvenir les attaques de « loups solitaires » radicalisés. L’attentat commis à Saint-Quentin Fallavier, le 26 juin 2015, par Yassin SALHI, ou celui commis à Nice par Mohamed LAHOUAIEJ BOUHLEL, le 14 juillet 2016, sont des illustrations du danger constitué par l’auto-radicalisation.

Le phénomène n’est pas négligeable : au printemps 2016, 9300 signalements pour radicalisation violente avaient été recueillis par le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), rattaché à l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT). Cela dépasse le seul nombre des individus qui sont partis pour la Syrie ou ont manifesté des velléités de départ. Encore faut-il être en mesure de détecter les « signaux faibles » et de prendre en charge à temps les processus de dérive et d’endoctrinement, ce qui implique une participation active des entourages – familiaux ou professionnels – et des services publics de proximité.

Une autre difficulté réside dans la mobilité internationale des suspects, et dans l’efficacité de leurs stratégies de dissimulation. Les terroristes ont démontré qu’ils savaient communiquer de façon prudente et parcimonieuse, par exemple en cryptant leurs échanges ou en n’utilisant qu’une seule fois un téléphone portable pour ne pas être tracés. Ils sont aussi susceptibles d’emprunter des itinéraires complexes pour circuler entre les zones de combat et les pays européens. Ils mettent ainsi à l’épreuve nos capacités de repérage, de suivi des suspects, et de prévention des actions terroristes.

Des entreprises terroristes qui s’appuient sur des flux internationaux d’hommes, d’armes et de financements, des phénomènes de fanatisation souvent difficiles à déceler, des attaques ourdies par définition dans le secret : tous ces caractères de la menace terroriste rendent indispensable une surveillance vigilante.

Pour contrer cette menace, un renforcement des services de renseignement et un décloisonnement de leur action ont été mis en œuvre depuis 2015, sans méconnaître la nécessité d’un contrôle juridictionnel et démocratique sur l’emploi des techniques de renseignement.

Un vaste effort a été consenti pour enrichir la palette de nos moyens de renseignement. En termes de moyens humains, je citerai par exemple les renforcements d’effectifs dont fait état le PART publié en mai 2016 : un plan de recrutement exceptionnel doit apporter à la Direction générale de sécurité intérieure un renfort de 200 personnes en 2017. Le Service central du renseignement territorial et la Direction du renseignement de la préfecture de Paris doivent eux aussi bénéficier, respectivement, de 100 et 25 renforts en 2017.

Cet accroissement quantitatif s’accompagne d’une amélioration qualitative, puisque les services de renseignement diversifient leur vivier en s’adjoignant les compétences de spécialistes hautement qualifiés – analystes, ingénieurs, interprètes… L’effort porte aussi sur les capacités techniques de renseignement, qui ont été élargies depuis 2012 en matière de balisage ou de captation de données informatiques.

L’efficacité de notre renseignement ne dépend néanmoins pas des seuls moyens qui lui sont alloués, mais aussi des synergies qui peuvent s’établir entre des services qui ont, historiquement, travaillé de façon séparée.

Nous avons hérité, je l’ai déjà souligné, d’un modèle d’organisation du renseignement fondé sur le cloisonnement et la duplication, caractéristiques qui étaient considérées comme les garanties du respect des libertés fondamentales et du maintien d’un contrôle démocratique sur les services. Cet éclatement – auquel la création d’une UCLAT auprès du ministre de l’intérieur en 1984 avait commencé à porter remède à un niveau opérationnel – était ainsi l’assurance que police et renseignement ne constitueraient pas eux-mêmes un danger pour les institutions. La menace actuelle imposait de remettre en question le cloisonnement, justifié en principe, qui peut exister entre ces différentes structures.

La période récente a vu, par conséquent, des réformes de la gouvernance et de l’organisation du renseignement visant à une meilleure coordination entre les services. Au plus haut niveau, un Conseil national du renseignement a été mis en place à la suite du Livre blanc de 2008 : formation spécialisée du Conseil de défense, il définit des orientations stratégiques. Un coordonnateur national du renseignement a été nommé, également auprès du Président de la République. Le renseignement intérieur a été plusieurs fois réformé, avec, en 2008, la fusion de la Direction de la surveillance du territoire et des Renseignements généraux au sein d’une Direction centrale du renseignement intérieur, remplacée en 2014 par l’actuelle DGSI.

L’idée d’une « communauté du renseignement » a été inscrite dans le Code de la défense, en y incluant les services du « premier cercle », le Coordonnateur national, ainsi qu’une Académie du renseignement. Cette dernière, créée en 2010, entreprend des actions de formation, initiale comme continue, pour les personnels des services, et contribue de cette manière aux rapprochements et à la diffusion d’une culture de travail partagée. Ce faisant, elle donne une réalité effective à la notion de « communauté » du renseignement, et substitue le paradigme de la coopération à celui du cloisonnement.

Au-delà des réformes relatives à l’organisation du renseignement, c’est le partage d’informations et le travail en commun qui se développent. La circulation des individus entre les zones de conflits syro-irakienne ou libyenne et le territoire national incite nécessairement la DGSE et de la DGSI à coopérer. Depuis les attentats de 2015, a été insérée au sein de la DGSI une cellule ayant accès aux bases de données de la DGSE. Toujours afin de favoriser les recoupements d’informations, une cellule « Allat » a été mise en place pour regrouper des acteurs de « premier cercle » autour de la DGSI, et une cellule « Hermes » autour de la DRM. L’approfondissement de la logique de décloisonnement passe, comme l’a prévu le PART de mai 2016, par la mise en place de bureaux de liaison entre les services de renseignement, supervisés par un état-major opérationnel.

La dimension internationale de la préparation des attentats est patente. Nous savons désormais qu’Abdelhamid ABAAOUD, abattu à Saint-Denis quelques jours après les attentats du 13 novembre, coordonnait depuis la Grèce la préparation des attentats d’une cellule démantelée par la police belge à Verviers en janvier 2015. Les attaques du 13 novembre, elles-mêmes, ont été préparées depuis l’étranger.

Cet état de fait pose la question de la coopération entre services de renseignements de pays différents. Celle-ci s’est développée sur une base bilatérale mais reste insuffisante au niveau européen. Les informations recueillies par un service de renseignement peuvent être décisives non seulement pour assurer la sécurité nationale mais pour informer des partenaires d’actions possibles contre leurs intérêts ou leur population.

L’échange d’informations peut être facilité par la mise en place de fichiers de données passager (Passenger Name Record), en faveur desquels la France s’est engagée, et qui font l’objet d’une directive au niveau de l’Union européenne. Une coopération dans la lutte contre le financement du terrorisme s’est aussi mise en place dans le cadre du Groupe d’action financière internationale (GAFI).

Le « décloisonnement » se traduit aussi par la mise à disposition des services de renseignement de techniques qui n’étaient jusqu’alors autorisées que dans un cadre judiciaire. Diverses dispositions avaient depuis 2012 permis l’utilisation des techniques de renseignement à des fins de surveillance. La loi du 21 décembre 2012 avait notamment pérennisé l’accès administratif aux données de connexion, et la loi de programmation du 18 décembre 2013 avait fixé le cadre juridique pour la géolocalisation continue en temps réel. Le PART de mai 2016 a suggéré la généralisation de la pratique de l’entretien administratif de renseignement avec des personnes impliquées ou leur entourage, pour approfondir la connaissance des filières terroristes.

C’est toutefois l’année 2015 qui a vu des évolutions majeures de ce point de vue. Comme le rappelait l’exposé des motifs du projet de loi sur le renseignement, la France se montrait déjà efficace dans la neutralisation des entreprises terroristes, mais devait s’améliorer dans le domaine de la détection hors procédure judiciaire. Promulguée le 24 juillet 2015, cette loi a mis en place un cadre juridique général, qui définit les finalités et régit les conditions d’utilisation de techniques de renseignement en matière de police administrative. Ce texte couvre un large éventail de techniques, telles que le balisage de véhicules, la sonorisation de lieux privés, la captation d’images ou de données informatiques. Une loi du 30 novembre 2015 a précisé, par ailleurs, les conditions de surveillance des communications internationales. La loi du 3 juin 2016 dite URVOAS qui renforce la lutte contre le terrorisme ouvre l’accès à de nouveaux moyens d’investigation, comme la captation des données de connexion.

L’essor nécessaire des moyens de surveillance doit néanmoins trouver sa contrepartie pour le citoyen dans l’adaptation des contrôles, que ceux-ci soient politiques ou juridictionnels. Les textes que je viens d’évoquer disposent ainsi que l’emploi des techniques de renseignement doit être justifié par la prévention du terrorisme ou la protection d’intérêts nationaux. La procédure qui permet d’y recourir est stricte. Les demandes sont adressées aux services du Premier ministre – plus précisément au Groupement interministériel de contrôle placé sous l’autorité du SGDSN – après avis d’une autorité administrative indépendante nouvellement créée : la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) succède à l’ancienne Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité.

Cette autorité, composée notamment de magistrats, intervient à d’autres stades, puisqu’elle peut solliciter des informations pendant la mise en œuvre des techniques de renseignement et en demander la suspension. Un droit de recours devant la juridiction administrative a en outre été créé, cependant que le juge constitutionnel, saisi de la loi sur le renseignement, a veillé à ce qu’elle respecte dans toutes ses dispositions le droit au respect de la vie privée. L’ouverture de l’accès à ces techniques, certes nécessaire pour la sécurité nationale, s’est ainsi accompagnée de garanties indispensables au maintien de l’état de droit et au respect des droits fondamentaux. Autre aspect du contrôle démocratique, une commission d’enquête parlementaire présidée par Georges FENECH a pu étudier l’évolution de notre système de renseignement face à la menace terroriste actuelle.

Ainsi la lutte contre le terrorisme ne doit pas conduire à méconnaître l’équilibre précieux entre sécurité et libertés publiques. Le combat contre le terrorisme est aussi une mise à l’épreuve du fonctionnement démocratique de nos institutions et de l’effectivité des grands principes de notre droit. Renoncer à ceux-ci, ce serait céder à la logique de la terreur, et perdre la guerre que mène notre ennemi sur le terrain idéologique. Le défi des démocraties est bien, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Mireille DELMAS-MARTY, de réaliser la conciliation délicate entre Libertés et sûreté dans un monde dangereux.

***

La crise de sécurité nationale qui s’est ouverte en 2015 a requis de nos services de renseignement, comme des autres composantes de notre dispositif de sécurité et de défense, une importante faculté d’adaptation. Au-delà de l’accroissement de leurs effectifs et de leurs capacités technologiques, qui est vite apparu incontournable, le développement d’une menace terroriste nouvelle a remis en cause leur modèle historique d’organisation cloisonnée, qui constituait pourtant un garde-fou essentiel pour la préservation des libertés publiques. Aujourd’hui, la coopération entre les services, la collecte et le partage d’informations, sont les meilleurs instruments pour l’analyse des risques, l’anticipation de la menace, et partant la définition d’une stratégie de sécurité adaptée. Mais pour que la victoire des démocraties sur le terrorisme djihadiste soit réelle, ces changements ne peuvent que s’opérer dans le respect des garanties fondamentales accordées par notre droit, et sans succomber à la quête illusoire du « risque zéro ».

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