« Europe at risk : what are our answers to common threats ? »

Informations 29 novembre 2016

Discours prononcé par M. Louis Gautier le 29 novembre 2016 à la "Berlin Security Conference". Berlin

  • Sécurité

Messieurs les ministres,

Mesdames et Messieurs les députés,

Mesdames et Messieurs,

C’est un plaisir que d’intervenir en ouverture de ces journées de discussion, dans un cadre de réflexion de haut niveau propice aux échanges européens, et sur un thème auquel l’actualité confère, hélas, un caractère pressant. Europe at risk : l’Europe en effet est en danger, elle affronte des incertitudes et des crises, qui concernent tant son environnement stratégique que l’unité de ses membres et touchent au cœur même de son projet.

Incertitudes tout d’abord au niveau international, où les tendances à l’œuvre depuis plusieurs années remettent en cause l’optimisme occidental de l’après-guerre froide. L’ère de la supériorité occidentale et de l’ « hyperpuissance » américaine semble se refermer, sans qu’il soit possible encore d’évaluer avec précision les conséquences de l’élection de Donald Trump sur la politique extérieure de notre allié américain et sur les évolutions du partenariat euro-atlantique. L’émergence ou la réémergence d’autres puissances dotées d’importantes capacités militaires et porteuses de revendications territoriales, comme la Russie ou la Chine, contribue à dessiner devant nos yeux un monde imprévisible et dangereux, avec un retour des rapports de puissance, d’une remise en cause possible de la gouvernance mondiale et du multilatéralisme. Le terrorisme islamiste, largement répandu à travers le monde et enkysté au Moyen-Orient et en Asie, a frappé au cours de l’année écoulée l’Amérique, l’Afrique, et bien sûr le cœur de l’Europe, à Paris, à Bruxelles et à Nice notamment. Ce nouvel état du monde dissipe le rêve formé par certains au lendemain de la chute du Mur de Berlin, d’une Europe transformée en oasis de paix, de démocratie et de prospérité, un espace à l’abri du tumulte de l’Histoire, et sous la protection d’un hegemon américain bienveillant.

Le retour de la guerre à la périphérie de l’Europe coïncide avec, et amplifie, une crise historique du modèle d’intégration européenne. Le choc du Brexit et la contestation de réalisations politiques emblématiques comme l’euro ou Schengen sont encore venus saper l’édifice établi il y a soixante ans par le Traité de Rome et construit jusqu’aux traités de Maastricht et de Lisbonne. Cette crise touche a fortiori l’Europe de la défense, ce parent pauvre de la construction européenne : sans remonter jusqu’à l’échec de CED et à la paralysie de l’UEO, on sait les résistances ou le scepticisme que rencontrent toutes les initiatives dans ce domaine.

L’existence à l’échelle du continent de défis auxquels les Etats ne peuvent faire face isolément – qu’il s’agisse du terrorisme, des flux migratoires, du changement climatique – met pourtant en évidence combien l’affirmation d’une ambition collective en faveur de la sécurité européenne, c’est-à-dire d’une meilleure protection de nos concitoyens, est urgente. Elle implique des réponses politiques et pratiques apportées en commun. « Là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve », selon le vers d’Hölderlin.

Les menaces, qui sont aussi bien extérieures qu’intérieures – les deux dimensions étant souvent liées – s’expriment d’abord au voisinage oriental et méridional de l’Union, de l’Ukraine au Levant, et de l’Irak au Sahel.

A l’est, l’Union est confrontée à la réaffirmation de la puissance russe, manifestée par l’annexion de la Crimée, la déstabilisation du Donbass, l’implication démonstrative de Moscou dans le conflit syrien, sans même évoquer d’autres formes d’intimidations. La guerre en Syrie et en Irak, au-delà de la catastrophe humanitaire qu’elle a provoquée, et par-delà la défaite programmée de Daech, va connaître nécessairement des prolongements politiques et militaires mal mesurés aujourd’hui, tant il est certain que tout ne rentrera pas dans l’ordre avant quelques années. Dans la bande sahélo-saharienne, ainsi qu’en Libye, le djihadisme a trouvé une terre d’élection, qui rapproche le danger des rives méditerranéennes du continent européen.

Notre environnement stratégique est instable, et sur le plan interne, les Etats de l’Union en subissent le contrecoup, sous les deux formes distinctes que constituent le problème migratoire et le péril terroriste. A travers l’afflux de migrants, comme le soulignait la chancelière Merkel en 2015, c’est « la mondialisation qui est venue à nous ». Avec le terrorisme ce sont les effets collatéraux d’une mondialisation malheureuse qui s’abattent sur l’Europe. L’un et l’autre cas soulignent l’absence de solution de continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, comme le montrent les attaques terroristes préparées sur le territoire d’un Etat voisin. Le recours à des armes de guerre, à des opérations commandos, à des attaques suicides, organisées de longue main ou plus spontanées, constitue désormais un défi pour nos appareils de sécurité. Les contrer suppose des réponses globales, les plus cohérentes possibles au niveau national et européen, ce qu’envisage d’ailleurs la nouvelle « stratégie globale de l’Union européenne », proposée par la Haute représentante Federica Mogherini. Mais ces réponses, qui décloisonnent l’action des services, sont aussi un défi pour nos démocraties, sommées de s’adapter sans compromettre l’état de droit auquel elles sont attachées.

Dans ces conditions la tentation du repli, de s’affranchir de certaines règles posées par les traités, est contraire au bon sens. Les défis de sécurité qui sont devant nous appellent des réponses collectives et globales. Trois raisons plaident en ce sens.

La première tient à la nécessité pour l’Union européenne de peser sur les affaires du monde, vis-à-vis des grandes puissances américaine, russe ou chinoise. Par rapport à un environnement immédiat incertain, l’Union européenne, puissance de paix, de stabilité et de prospérité, doit pouvoir défendre ses valeurs et ses intérêts. Si la nouvelle administration américaine souhaite un nouveau « deal » entre grandes puissances, l’Europe ne peut pas être absente de ce deal. Elle ne peut le laisser se conclure sans exprimer ses positions sur ses propres intérêts de sécurité. Dès lors il convient de fixer collectivement nos lignes, qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Ukraine ou de l’Iran, du climat ou de la gouvernance mondiale. Il faut aussi réaffirmer l’unité et la solidarité au sein de l’Union, sur des sujets aussi graves que le désarmement ou les questions migratoires. De même nous devons être capables de fournir entre nous des garanties de sécurité indispensables à la poursuite d’un dialogue nécessaire avec la Russie.

Unir nos efforts permettrait également d’optimiser l’usage de nos ressources financières. Les dépenses militaires européennes s’élèvent à 180 milliards d’euros environ, soit 1,6 % du PIB des Etats membres. L’importance de ces chiffres peut être relativisée au regard de la population et du PIB par tête de l’Union, et à plus forte raison si on les compare aux budgets militaires d’autres puissances. Mais ces sommes pourraient être mieux employées, de manière plus efficiente, en supprimant certaines redondances et en effectuant des mutualisations capacitaires. La constitution d’une flotte européenne d’avions de ravitaillement offre un exemple concret des avantages d’une telle démarche. Il est ainsi envisageable d’améliorer notre défense à coût constant, sans perdre de vue l’objectif des 2 %, alors que les besoins de sécurité vont aussi aller en augmentant dans les années proches. La France, à travers la révision en 2015 de sa loi de programmation militaire et l’arrêt des déflations, a ainsi fortement révisé à la hausse le format des armées, de plus de 28750 hommes. Notre budget pour 2017 sera de 32,7 milliards d’euros pensions incluses. L’Allemagne, qui dispose de marges plus importantes, a prévu dans son nouveau Livre blanc, approuvé en juillet 2016, de porter ses dépenses militaires de 34 à 40 milliards d’euros sur cinq ans et de recruter 7000 soldats supplémentaires.

Une troisième raison d’élaborer des réponses communes tient à des considérations d’efficacité, face à des défis qui excèdent nettement, ainsi que je l’ai déjà observé, les capacités d’action de tel ou tel Etat membre. Les problèmes qu’il faut traiter poussent en effet à l’élaboration de solutions européennes, non seulement compatibles mais désormais indispensables à la consolidation de certains acquis fondamentaux de la construction communautaire, comme la libre circulation des personnes. Je n’en prendrai que deux exemples. Le partage des données de dossier des passagers aériens (Passenger Name Record) fait l’objet d’une directive adoptée en avril dernier. La création d’un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, approuvée par un règlement en septembre et effective depuis le mois d’octobre, devrait permettre une gestion plus intégrée des flux migratoires, et restaurer la confiance des Etats membres et des citoyens dans la capacité de l’Union à contrôler ses frontières.

Dans le domaine de la défense comme dans celui de la sécurité intérieure, la coopération européenne est un impératif, qu’elle s’exprime dans le cadre de l’Union, dans celui de l’OTAN, sous la forme d’accords bilatéraux ou multilatéraux.

Au fond, peu importe la structure. Ce qui compte, c’est la capacité à mobiliser nos forces. Quelle vision, quelle volonté, quelles capacités : ce sont trois questions chefs. A cet égard, permettez-moi de penser que la question des redondances est purement rhétorique par rapport à la réalité de certaines carences – dans le domaine spatial, des drones, des capacités de transport ou de ravitaillement.

La relation franco-allemande est aussi structurante en matière de défense que dans l’ensemble du projet européen. Notre relation dans le domaine de la défense et de la sécurité se fonde en effet sur une analyse largement convergente. Le Livre blanc allemand de la Défense a été perçu en France de façon très positive, consacrant la volonté de la République fédérale d’assumer davantage de responsabilités dans les opérations internationales – volonté qui s’est traduite notamment ces dernières années par l’envoi de troupes au Mali dans le cadre de la MINUSMA. Il importe également ici de rappeler, et de saluer, la promptitude avec laquelle l’Allemagne a répondu à l’activation par la France de la clause de défense mutuelle prévue par les traités, à la suite des attentats du 13 novembre. Il faut cependant aller plus loin, et renforcer notre proximité opérationnelle face à toutes les menaces.

En tant qu’acteur interministériel chargé, du côté français, de la coordination des politiques de sécurité et défense, le SGDSN entretient d’ailleurs des relations étroites avec ses homologues allemands, qu’il s’agisse du ministère fédéral de l’économie (BMWi), de l’agence de contrôle des exportations (BAFA), ou, par l’intermédiaire de l’ANSSI, de la BSI dans le domaine de la cybersécurité.

Structurante, la relation franco-allemande n’est pas la seule relation à privilégier. En dépit du Brexit, le Royaume-Uni reste aussi très important pour l’Europe. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et puissance nucléaire, cet Etat demeure un interlocuteur et un allié essentiel, pour l’Europe mais aussi pour la France, qui depuis le traité de Lancaster House a noué avec ce pays une coopération plus étroite, qui a abouti à d’indéniables réussites, notamment dans le domaine industriel, avec la constitution d’un groupe européen dans le domaine des missiles grâce au projet One-MBDA. Pour les opérations extérieures sur les théâtres de crise, le Royaume-Uni reste et restera pour la France et l’Europe le partenaire le plus important. Au mois de mars dernier encore, la décision a été prise d’allouer une enveloppe de 2 milliards d’euros au développement d’un démonstrateur du drone de combat FCAS, dans le cadre d’un projet conduit par Dassault et BAE Systems.

L’heure et à la relance du projet de défense européenne avant le sommet européen de décembre, et après les déclarations de Bratislava.

Tel est le sens des positions conjointes prises ces derniers mois par les ministres de l’Intérieur Thomas de Maiziere et Bernard Cazeneuve, dans le domaine de la sécurité intérieure et de la lutte antiterroriste, par les ministres de la défense Ursula von der Leyen et Jean-Yves Le Drian, s’agissant de l’Europe de la défense, et par les ministres des affaires étrangères Frantz-Walter Steinmeier et Jean-Marc Ayrault.

Dans son discours sur l’état de l’Union prononcé le 14 septembre dernier, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a fait valoir que « la puissance douce ne suffit plus dans un voisinage de plus en plus dangereux », et a formulé des propositions ambitieuses pour relever notre politique de défense. Elles sont sur la table. Elles viennent d’être évoquées par Harlem Désir – la possibilité de créer un quartier général, la nécessité de l’activation opérationnelle de capacités comme les battlegroups. Egalement évoquée par le président Juncker, la mise en place d’un Fonds européen pour la défense stimulerait notre effort de recherche et d’innovation dans le domaine militaire et industriel. C’est sur cette dimension industrielle de l’Europe de la défense, qui apparaît décisive, que je souhaiterais concentrer le dernier temps de mon propos.

France et Allemagne se sont engagées pour consolider la base industrielle et technologique européenne.

  • A cette fin, il est possible de valoriser le rôle d’impulsion de l’Agence européenne de défense et de l’Organisme conjoint de coopération en matière d’armement (OCCAr) pour promouvoir et superviser des projets, comme les avions de transport A 400 M, mais aussi le drone européen MALE, qui a fait l’objet d’une déclaration tripartite récente entre Allemagne, France et Italie. L’Espagne a également rejoint ce projet.
  • Au-delà de l’approche par projets, le renforcement de notre base industrielle passe aussi par la consolidation d’acteurs industriels européens compétitifs. Si les Etats ne peuvent créer eux-mêmes de tels acteurs, ils peuvent mettre en place des conditions favorables à leur formation. A l’exemple du missilier MBDA, auquel j’ai déjà fait allusion, peuvent s’ajouter ceux d’Airbus, bien entendu, et du groupe KNDS, issu du rapprochement entre KMW et Nexter, pour les blindés et l’armement terrestre.
  • L’autonomie stratégique suppose aussi le développement, dans le cadre de l’action préparatoire de la PSDC, de soutiens appropriés à la recherche, de filières d’excellence et de souveraineté européennes, notamment en matière de composants critiques, pour la production desquels l’Europe ne peut être dépendante de l’extérieur.

Des évolutions de l’environnement réglementaire des entreprises du secteur seraient de nature à développer les échanges intraeuropéens. La pleine utilisation des outils offerts par la directive sur les transferts intracommunautaires, comme la certification des entreprises européennes, serait souhaitable. La convergence de nos processus en matière d’autorisations à l’exportation pourrait être mise en œuvre, à l’instar de ce que nous envisageons avec nos partenaires britanniques pour One-MBDA.

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Jean Monnet écrivait en 1954 : « Nous n’avons que le choix entre les changements dans lesquels nous serons entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir. » Alors même que les crises actuelles accréditent, dans le débat public, l’idée d’une panne voire d’une faillite du projet européen, ce propos s’applique de façon presque prophétique à notre situation contemporaine. Face à des menaces tant extérieures qu’intérieures, et malgré les forces centrifuges qui travaillent l’Union, les Européens ont tout intérêt à s’unir pour se défendre efficacement. Il en va de notre capacité à protéger, par nos propres moyens, nos intérêts et nos valeurs, et à satisfaire l’aspiration à la sécurité de 400 millions de citoyens dans un monde incertain.

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